La tyrannie de l’éthique

Écrit par René Villemure, collaborateur spécial le 04/09/2014

Préambule

Nous remercions Monsieur Villemure de nous avoir permis de reproduire cet excellent billet. Monsieur est éthicien et conférencier. Cette réflexion qu »il nous propose est au cœur du malaise et peut-être même de la honte que beaucoup de Québécois ressentent maintenant en découvrant les dessus d’une industrie sale et pourrie, celle de la corruption, comme le disait l’ancien premier ministre, Jean Charest,

Cette industrie s’est caractérisée dans le domaine de la construction, mais elle n’est pas exclue des autres domaines économiques. L’insalubre et nauséabond portrait ne colle cependant pas à tous  les acteurs de l’économie québécoise et encore moins à tous les gestionnaires. Ce n’est pas en invoquant les portes de l’enfer que nous redonnerons confiance aux Québécois. Sortons de cette neurasténie et rappelons le Principe d’Équilibre. : in medio stat vertu, au milieu se tient la vertu, donc éloignée des extrêmes.

ISG

Du pain, des Jeux et la Commission Charbonneau

- « …aurait pu dire Juvenal »

La tyrannie est l’héritière latine de tiranz. Tiré de l’ancien français, tiranz signifie un souverain absolu, un monarque, et par péjoration, un despote ou un usurpateur.

Le tyran désigne un maître dont le pouvoir n’est limité par aucune loi. Ni celle de Zeus. Ni celle des hommes. Ni celle du bon sens. Ni encore celles édictées par nos gouvernements. Du côté des Grecs, le turannos est celui qui a usurpé le pouvoir. Par opposition le monarkhos – monarque – en a hérité.

Le tyran n’est pas cruel. Du moins, il ne l’est pas toujours directement. Par ailleurs, ses actions engendrent souvent des conséquences qui sont, elles,  cruelles, injustes ou inconcevables.

Dans cette logique, la tyrannie désigne une forme de gouvernement, à savoir un gouvernement légitime, souvent injuste et parfois cruel.

La tyrannie désigne aussi le pouvoir qu’ont certaines choses ou objets sur les hommes. Pensons ici à la tyrannie de la consommation, à celle du paraître ou encore, à la très contemporaine tyrannie du Moi.

Pour la résumer, la tyrannie désigne un trop. Trop de pouvoir exercé par une personne ou une entité au détriment de plusieurs. Voire parfois au détriment de tous. À trop poursuivre le bien, on atteint et outrepasse parfois ses frontières. Au-delà des frontières, le bien se métamorphose en trop.

Peut-on alors imaginer une tyrannie de l’éthique? Ou, pour l’énoncer autrement, peut-il y avoir trop d’éthique sachant que ce trop d’éthique nous mène vers la tyrannie et l’intégrisme?

Dans cette conjoncture, il ne faut pas hésiter à s’inspirer de la sagesse d’Aristote qui professait il y a déjà bien longtemps que l’excès est aussi dommageable que le manque. Que la justesse se situe entre les deux pôles qui sont le trop et le trop peu.

En suivant les enseignements d’Aristote, on comprend rapidement que la tyrannie de l’éthique est de par sa nature excessive. Elle est une imposture qui, sous le couvert de sembler empêcher de mal faire, empêche surtout de faire.

  • La tyrannie de l’éthique c’est l’immobilisme qui, sous prétexte de précaution, a peur de tout.
  • La tyrannie de l’éthique est à la recherche du risque zéro. Ce risque, qui n’en n’est plus un, n’existe pas.
  • Sous le joug de cette tyrannie, personne ne fera plus rien de peur d’être pris à mal faire.

« Trop de précaution nuit gravement à la gestion des risques en substituant l’action raisonnée à l’émotion instantanée », disait Nicolas Baverez dans un éditorial du magazine Le Point.

La tyrannie de l’éthique, comme celle d’un gouvernement, se fondent sur la peur. Au quotidien, à force de faire passer des allégations pour des condamnations, à force d’exiger a priori, en tout temps et à tout propos, la plus sévère des sanctions applicables au pire des cas, la vie publique devient invivable. Sous la contrainte de la tyrannie de l’éthique, un ministre dès qu’il est assermenté n’a plus qu’une chose à faire : abdiquer. De nos jours, on n’attend ni compétence ni jugement de nos ministres. On espère seulement qu’ils sauront se retirer au premier reproche ou selon le bon vouloir tant de la population que des médias. Dans nos gouvernements modernes, savoir gouverner n’est pas nécessaire; il faut savoir démissionner. C’est l’éthique qui le dit (sic).

La tyrannie de l’éthique, à l’image de tous les autres excès, n’est pas une forme de bien; elle est un mal qui n’ose pas dire son nom. Un mal qui détruit la citoyenneté en installant méfiance et cynisme comme modes de pensée.

Cessons d’avoir peur de chacun des gestes posés par nos politiques. Cessons de juger avant d’analyser. Conservons notre foi en la capacité de chacun des hommes à assumer et à maîtriser les risques de son existence.

Réfléchissons avant d’agir.

Évitons de condamner sans savoir.

- Mieux vaut réfléchir que consommer

…surtout pour l’éthique


3 commentaires

par Stéphane Pisani le 09/08/2014

Merci M. Villemure pour votre billet empreint de sagesse et qui nous permet d’orienter notre pensée dans la crise de valeurs que nous traversons actuellement. Je me permets de partager la réflexion qu’a suscitée la lecture de votre texte.

Revenir au cadre de référence du philosophe Aristote et son éthique à Nicomaque est rafraîchissant. Abandonner l’éthique utilitariste et celle de la règle au profit de l’éthique de la vertu m’apparaît être un choix très judicieux. Malheureusement à mon goût, celle-ci est trop peu souvent plébiscitée parmi ces trois grandes traditions de la culture occidentale. En tout cas, cette lecture éthique de la situation que vous exposez guide notre pensée tout au long de votre récit pour dévoiler les excès de la «tyrannie de l’émotion» que nos démocraties ont aujourd’hui élevée au rang de principe de gouvernance. Vous illustrez très bien votre propos en nous révélant que le moteur de la tyrannie de l’éthique est alimenté par la peur. Effectivement, j’ai peur donc je suis? Et forcément j’agis, mais ai-je réfléchi?

La vertu à laquelle vous faites allusion tout au long de votre billet sans jamais la nommer est, me semble-t-il, celle de la tempérance; user de mesure, de modération pour nous éloigner du lubris (‘la démesure’ qui était d’ailleurs criminalisée chez les Grecs anciens). Le juif Maïmonide avait également énoncé la notion de juste milieu. Les Suédois ont aussi le lagom (« Lagom är bäst » : juste ce qu’il faut) hérité de l’ère viking et qui continue de se manifester de nos jours sous différentes formes dans cette société.

Nos compétences civiques devraient justement être ‘lagom’. La bonne mesure au bon moment, un mélange subtil et bien dosé de savoir, savoir-être et savoir-faire pour un savoir agir (les compétences) de façon critique et responsable. Mais, comme disait Ignacio Ramonet : «S’informer fatigue et c’est à ce prix que le citoyen acquiert le droit de participer intelligemment à la vie démocratique. »

Je prends comme postulat celui qui prévaut dans nos organisations. Le sujet est rationnel, capable d’intégrer et traduire en geste et en action les informations qu’on lui transmet. Est-ce vraiment le cas? J’en doute, d’ailleurs ce postulat est de plus en plus remis en question, notre cheminement évolutif a fait en sorte que notre cerveau est triunique et constitué de trois couches ou de trois niveaux : le reptilien (réflexe), le limbique (émotion) et le cortex (analyse). Si le citoyen vertueux, après avoir appuyé machinalement sur le bouton, ne fait pas que se divertir devant son poste de télévision et qu’il «se fatigue», alors, nous sommes en droit de nous questionner à savoir si les informations se rendent réellement jusqu’au cortex pour y être analysées, car cela prend également du temps. Or, la tyrannie de l’émotion, comme son nom l’indique nous rappelle que l’information reste souvent bloquée au niveau intermédiaire qu’il y en ait trop ou pas assez, n’a finalement que peu d’effet sur le résultat constaté. Cette contradiction témoigne d’une réalité complexe…

Avec mes plus cordiales salutations,

Stéphane Pisani

par Bernard Brault le 09/08/2014

M Pisani,

Merci d’avoir pris le prendre le temps de préparer ce commentaire.

Vous résumez très bien même dans des termes différents le principe d’équilibre. En matière de Saine Gestion ce principe facilite l’application des 5 autres principes. La gestion est un domaine complexe parce qu’il implique des humains, avec les forces et faiblesses de tous et chacun. Le concept de Saine Gestion n’est pas une question éthique. C’est une question de différencier la bonne d’une mauvaise gestion. Il arrive bien sûr qu’une bonne gestion doit tenir compte de questions éthiques, mais pour contenir les débordements il y a ce principe d’équilibre.

Je m’amuse à le répéter , on ne pourrait pas remplacer le code de la route par un code d’éthique, pour ensuite invoquer le spectre de l’enfer (!) dans le but d’assurer la sécurité sur les routes…….

Dans toutes professions il y a des règles de l’art qui ne peuvent être remplacer simplement par l’éthique. Est-ce que la gestion est une profession ? Pas pour tous semble-t-il !

par Olivier Crouslé le 09/08/2014

Excellent article qui rejoint un autre malaise : le dépouillement du pouvoir par souci de soit disant transparence et de non-ingérence (le comble de ce dépouillement !) de politiciens élus vers des comités obscurs et des fonctionnaires inamovibles.
Et par la bande du financement politique quasi exclusivement par des fonds publics auto-votés par les sortants au profit surtout des sortants, à une quasi fonctionnarisation de la classe politique qui perd toute autorité sur sa fonction publique… mais protège précieusement son propre fonds de retraite cotisé à 79% sur fonds publics (députés provinciaux du Québec au moins) !

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